Vendue
(1940 - 1993)
L’histoire de la musique est ainsi faite : parsemée d’expérimentateurs de génie repoussant les limites du rationnel pour ouvrir la voie à des possibilités nouvelles. Musicien unique, à l’imagination rare et sans frontières, Frank Zappa fait partie de ces pionniers insurpassés qui ont construit une oeuvre gigantesque appelant encore à être découverte dans son infinie et complexe virtuosité. Réalisant plus de 60 albums, la plupart constitués de compositions originales, Frank Zappa a laissé un témoignage sonore colossal. N’ayant ni sa place parmi les rockeurs érigés en icône de ces folles décennies, ni parmi les compositeurs les plus expérimentaux, Frank Zappa reste parfaitement inclassable. Inutile alors de tenter de décortiquer sa musique, car « tout est un seul et même album » (Frank Zappa dans une interview au magazine Rolling Stone en 1968).
Le parcours très spécifique de Frank Zappa au sein du rock américain l’a constamment amené à ériger l’improvisation en processus de recherche artistique. Rapidement séduit par les capacités mélodiques de la guitare mais incapable de jouer un accord, il se lance dans l’exploration mélodique qui deviendra une pierre angulaire de sa conception de la musique. Frank Zappa est un autodidacte passionné par les compositeurs classiques dont il reproduit fidèlement les partitions. Il trouve chez Edgar Varèse, compositeur de musique contemporaine français, une figure de référence qui forge son rapport à l’expérimentation sonore.
Doté d’une imagination sans bornes, la musique de Frank Zappa tire de ses influences multiples une richesse et une force uniques qu’il insuffle dans ses morceaux. Il est le chef d’orchestre accompli d’une oeuvre d’une exceptionnelle ampleur, qui trouve son équilibre entre discipline et improvisation. La complexité de ses compositions l’amène à diriger son groupe comme un chef d’orchestre rigoureux, battant la mesure sur des rythmes improbables. Les auditions d’embauche pour son groupe impressionnent par leur rigueur et par leur exigence, façonnant les contours d’une troupe d’excellence battant la route avec la passion et le sérieux d’un orchestre symphonique. Citons le jeune Steve Vai, recruté à dix-huit ans pour transcrire les portées instrumentales de Zappa avant d’intégrer la formation comme guitariste, surnommé alors par Zappa son « little Italian virtuoso ».
Musicien en quête perpétuelle d’indépendance et d’excellence, Frank Zappa compose avec une compulsion d’autodidacte. Il fait de l’espace des concerts un lieu de création privilégié où le rythme effréné de tournée lui permet d’ajuster son équilibre entre discipline et improvisation – tirant de ses enregistrements publics des compilations patiemment constituées, renouvelant de fond en comble l’approche de son répertoire. L’improvisation reste la clef de la composition pour repousser les limites de la création. Zappa réfléchit ses notes avec une précision stricte : les solos ne sont pas que fioritures, ils représentent l’apogée d’un morceau et servent sa construction.
On lui prête une moyenne de huit improvisations en solo par concert, lui qui affirme être « un compositeur qui, au lieu d’avoir un crayon, utilise une guitare ». Zappa est un compositeur intransigeant et sans frontières, s’offrant des versions électrifiées des compositeurs classiques Ravel et Stravinsky en concert et construisant des morceaux dépassant les quinze minutes en studio. Laissant derrière lui plus de 50 albums, son sens de la démesure et de l’innovation restent inégalés.
Zappa fend l’espace de la note pour en exalter pleinement les possibilités : l’instrument devient un moyen au service d’une expérimentation et d’un projet de vaste ampleur. Il n’hésite pas à transformer les instruments pour en extraire le son recherché. Loin de considérer la guitare comme un objet de culte, Zappa la place au service de sa conception expérimentale du son. Il en modifie la mécanique en ajoutant des micros, en transforme le profil initial pour construire des instruments uniques en leur genre qui sont le témoin de l’incomparable sens de l’expérimentation de Zappa. Ses deux instruments phares, la Gibson Les Paul Goldtop et la Gibson SG, en sont des exemples probants par leurs spécifications uniques.
Expérimentateur unique, musicien à l’imagination rare et sans limites, Frank Zappa a façonné une oeuvre qui reste inégalée, inclassable et insigne dans l’histoire de la musique. Il incarne une figure musicale hors-normes, qui a su déjouer une conception conventionnelle de la musique pour construire une « musique savante ». Malgré son décès prématuré en 1993 à l’âge de 53 ans, il laisse une oeuvre colossale dont la richesse et la densité contiennent encore de nombreux mystères.
Album à écouter : Hot Rats (1969) et Joe’s Garage (1979)
De toutes les oeuvres de Zappa, la plus aboutie est sans doute son opéra-rock Joe’s Garage publié en deux doubles volumes en 1979. Composition inspirée par la décision de la République d’Iran de bannir les concerts publics comme le célèbre morceau Rock the Casbah (1982) des Clash. Retenons les paroles d’une groupie céleste s’adressant au protagoniste de cet opéra halluciné : « L’information n’est pas la connaissance. La connaissance n’est pas la sagesse. La sagesse n’est pas la vérité. La vérité n’est pas la beauté. La beauté n’est pas l’amour. L’amour n’est pas la musique. Music is the best. »